- MILAN ET LE MILANAIS
- MILAN ET LE MILANAISMediolanum , «centre du pays où vit un peuple»: en donnant ce nom à une petite bourgade créée par les Étrusques, les Celtes Insubres ne croyaient pas si bien lui indiquer son destin. Dans un pays humide, enserré par les affluents du Pô, les hommes fuyant les basses vallées trouvaient là un refuge, sur une éminence, à l’abri des inondations. Tout aussi favorable était la situation de la ville: à mi-chemin entre le Pô et les Alpes, au point de jonction de plusieurs routes alpestres, à portée des voies navigables, Milan allait très tôt servir d’intermédiaire entre le monde méditerranéen et l’Outremont alpin.La géographie n’explique pas tout. Car d’autres cités padanes, aussi favorisées, n’ont connu qu’un essor limité. Les empereurs romains, de Dioclétien à Honorius, en choisissant Milan pour capitale de l’Empire d’Occident, en ont fait la rivale souvent heureuse de Rome. Un des plus grands pasteurs de la chrétienté antique, saint Ambroise, a donné un prestige incomparable à l’Église milanaise. S’appuyant sur de fortes traditions politiques et religieuses, la ville réussit par son dynamisme à affirmer son autonomie face aux empereurs germaniques, à constituer, sous la direction des Visconti et des Sforza, le plus puissant État d’Italie à la fin du Moyen Âge, avant de sombrer, au hasard des luttes européennes, sous les dominations française, espagnole et autrichienne. Le réveil, esquissé sous Napoléon, allait se poursuivre après 1814, malgré le retour des Autrichiens, jusqu’à l’entrée des troupes franco-piémontaises, premier acte de l’unité italienne.Des origines au XIe siècleLes Celtes se maintiennent plusieurs siècles à Milan. Ils ruinent la domination étrusque en Italie du Nord, participent à l’occupation de Rome (390 av. J. C.), mais tombent sous le joug romain en 222. Vaincus mais non soumis, il ouvrent les routes alpines aux troupes d’Hannibal, mais doivent s’incliner en 196 devant la puissance romaine. Ayant reçu de César le droit de cité, Milan passe sous Auguste dans la XIe région de l’Empire, avec toute l’Italie transpadane. Chef-lieu de la province de Ligurie, la ville, proche du limes , devient au IIIe siècle un des grands foyers de résistance contre les attaques barbares. À ce titre, Maximien la choisit comme capitale de l’Empire d’Occident (292). Centre militaire, administratif, Milan connaît au IVe siècle un essor économique tel que les prédicateurs dénoncent à l’envi la richesse et la soif de plaisirs de ses habitants.La croissance du christianisme a suivi celle de la ville. Si les origines de l’Église milanaise demeurent obscures, l’épanouissement en est éclatant au IVe siècle. En 313, Constantin confirme l’édit de Galère établissant la liberté religieuse dans l’Empire (édit de Milan). Saint Ambroise, évêque de 374 à 397, s’efforce de christianiser les institutions romaines, défend les droits de l’Église face aux empereurs, combat l’arianisme – il transmettra au Moyen Âge la pensée des Pères cappadociens et des Alexandrins – et donne à sa ville un lustre et des traditions dont elle se réclamera longtemps (rite ambrosien). Sa mort coïncide avec le changement de capitale: en 404, Honorius choisit de résider à Ravenne; Milan voit grandir près d’elle une rivale, Pavie, protégée par Théodoric. Les conquêtes ostrogothique (538) et lombarde (569) amènent le déclin de Milan. La ville se relève sous les Carolingiens, grâce au prestige de ses archevêques qui, par leur richesse foncière, dominent la plaine lombarde et, nantis de droits publics, s’imposent aux comtes carolingiens puis othoniens. À l’aube du XIe siècle, la société milanaise accepte l’hégémonie féodale de son archevêque.Origine et transformations de la Commune (XIe-XIIIe s.)De cette société se détachent les vassaux directs de l’archevêque, maîtres d’un district rural ou d’un quartier de la ville, des vavasseurs ou arrière-vassaux, détenant quelques biens fonciers, et des citoyens, marchands, monnayeurs et hommes de loi. Au sommet se trouve l’archevêque, dispensateur d’offices et de fiefs, mais cherchant, tel Aribert da Intimiano (1018-1045), à renforcer la puissance matérielle de l’Église milanaise et à en affirmer les privilèges face à l’empereur. Unis contre Conrad II en 1039, les Milanais se divisent après la victoire. À partir de 1045, des conflits religieux viennent renforcer les oppositions politiques et sociales. Contre la richesse et les vices du clergé se dressent des réformateurs, soucieux de promouvoir la réforme clunisienne. Menés par quelques clercs, suivis par de nombreux pauvres, ils reçoivent l’appui des légats pontificaux. Dans leurs prédications, ils insistent sur la pauvreté et se laissent parfois gagner par l’hérésie; ils soulèvent le peuple contre le clergé simoniaque et l’archevêque, Guido da Velate, désigné par l’empereur. Leurs adversaires les nomment par dérision « patarins » (loqueteux). Les traditionalistes, groupés autour de l’archevêque et des nobles, prétendent défendre les traditions ambrosiennes contre l’Église romaine. Entre ces deux partis, la lutte dure quarante ans et s’achève avec la soumission de l’archevêque Anselmo da Rho au pape Urbain II.À la fin de cette période de troubles, dans des conditions obscures, naît la Commune (vers 1085). D’abord en bonne entente avec l’archevêque, elle s’affranchit peu à peu de sa tutelle et étend l’influence de Milan au détriment de Crémone, de Lodi puis de Côme. Lors des luttes entre papes et empereurs, au début du XIIe siècle, l’archevêque s’efface et la Commune s’organise, sous la direction des nobles. Elle s’empare des droits et des revenus royaux et épiscopaux. Elle représente désormais la ville, consciente de son autonomie et assez forte pour résister à Frédéric Ier Barberousse.Lorsque l’empereur revendique ses droits théoriques sur les communes italiennes, Milan, parmi les premières, s’oppose à ces prétentions. Vaincue en 1158, elle est détruite après un long siège, quatre ans plus tard. La ville, reconstruite en 1167, anime la Ligue lombarde et prend sa revanche sur l’armée impériale à Legnano (1176). À la diète de Constance elle reçoit des privilèges, encore accrus par un traité d’alliance conclu avec l’empereur (1185); Milan domine tout son contado (campagne environnante).Ces succès politiques vont de pair avec un intense essor économique. La ville produit des armes, des outils, des étoffes, en particulier des futaines. On rencontre ses marchands à Gênes et dans toute l’Italie du Nord; ils s’assurent le contrôle des routes alpines, ouvertes après 1235 (Simplon et Saint-Gothard). En 1253, la frappe d’une monnaie d’or, l’ambrogino , symbolise la richesse milanaise. Les marchands enrichis, mais exclus du consulat par la vieille classe féodale, imposent entre 1186 et 1214, le choix d’un podestat étranger pour diriger la Commune à la place des consuls.La lutte contre Frédéric II amène de nouveaux troubles: développement de l’hérésie que combattent les ordres mendiants, opposition entre pouvoir civil et pouvoir religieux, reconstitution de la Ligue lombarde qui est vaincue à Cortenuova (1237), lourdes impositions de guerre qui permettent à Milan de repousser Frédéric II mais qui exaspèrent le peuple. Celui-ci s’organise en une association, la Credenza di Sant’Ambrogio, et se donne un chef, Martino della Torre, auquel il confère des pouvoirs dictatoriaux (1256). La Commune disparaît et laisse place à une seigneurie.Naissance et développement d’un État (fin du XIIIe-début du XVIe s.)Le changement institutionnel n’est pas aussi radical. Le podestat, les anciens offices de la Commune subsistent, mais soumis au seigneur de Milan qui, s’appuyant sur l’alliance guelfe, sur les éléments populaires et sur les membres de sa famille nommés podestats dans d’autres villes lombardes, étend sur celles-ci la domination milanaise. Les nobles exilés aident l’archevêque Ottone Visconti à renverser les Torriani en 1277. Les Visconti confisquent ainsi la seigneurie à leur profit et la gardent cent soixante-dix ans, si l’on excepte un bref retour des Torriani de 1302 à 1309, et quelques troubles au début du XVe siècle.Asseoir leur autorité à Milan et l’étendre à toute la Lombardie pour y créer un État solide, tel est le programme politique des Visconti. Le Conseil général de la Commune les nomme «seigneurs généraux et perpétuels» de la ville; le souverain germanique les fait «vicaires impériaux». Dans ces fonctions, ils usent pour se maintenir de toutes les armes de la violence et de la ruse, au besoin contre certains de leurs proches. Ils vident de leur substance les vieilles institutions communales, contentent le peuple par des grands travaux et des conquêtes qui stimulent la vie économique. Une bonne armée de mercenaires, une diplomatie habile et de saines finances leur permettent de dominer toute la Lombardie et d’y étouffer les autonomies locales. Avec Giovanni Visconti (1339-1354) et surtout Jean Galéas (1378-1402), leur action déborde la plaine lombarde: Gênes, Bologne, Vérone et Padoue, Pise et Sienne sont plus ou moins durablement conquises, Venise et Florence menacées. L’apogée est atteint lorsque, au terme d’une évolution faisant du domaine viscontéen un véritable État, s’étendant des Alpes à Bologne et d’Alexandrie à Belluno, Jean Galéas devient en 1395 duc de Milan, puis duc de Lombardie, par concession impériale.À sa mort, l’œuvre paraît s’écrouler. Des condottieri, tel Facino Cane, se disputent l’héritage que parvient à ressaisir Philippe-Marie Visconti (1412-1447), en butte aux ambitions de son gendre, François Sforza. En 1447, une éphémère République ambrosienne donne l’illusion que le vieux gouvernement républicain ressuscite. La force des armes et l’alliance florentine permettent à François Sforza de restaurer le duché qui, grâce à une politique habile et à la faveur de la paix de Lodi (1454), connaît alors une réelle prospérité. Des travaux d’assainissement améliorent la production agricole. Les villes lombardes fabriquent des armes, des bijoux, des draps et des toiles, travaillent la soie et les peaux, exploitent des mines de fer. Milan est la grande place commerçante de la haute Italie, dominant le trafic des Alpes, malgré l’opposition des Suisses. Une telle richesse attire les Français, encouragés par les maladresses de Ludovic le More. Les guerres d’Italie font du duché la proie des étrangers qui vont s’y maintenir plus de trois siècles.Les dominations étrangères (XVIe s.-1859)Louis XII, se prétendant l’héritier légitime de sa grand-mère Valentine Visconti, occupe en 1499 le Milanais qui, dès lors, est l’enjeu des luttes entre la France et les Habsbourg. François Ier le perd définitivement après Pavie (1525). Charles Quint, considérant le duché comme fief d’empire, l’annexe à la mort du dernier Sforza (1535). Avec Philippe II, le Milanais devient une province espagnole, sous la coupe d’un gouverneur, face auquel le Sénat local s’efforce de défendre une certaine autonomie. À la suite de la guerre de la Succession d’Espagne, le Milanais passe à l’Autriche en 1706 et reste autrichien jusqu’en 1796, si l’on excepte une brève période de domination sarde (1733-1736). Les guerres du XVIIIe siècle démembrent le duché au profit du royaume de Sardaigne. Malgré d’importantes réformes, menées par les Autrichiens au nom du despotisme éclairé, Milan accueille les idées françaises et s’ouvre en 1796 aux troupes de Bonaparte.Au point de vue économique, on oppose d’habitude les dominations espagnole et autrichienne: déclin d’un côté, renouveau de l’autre. La politique protectionniste du gouvernement espagnol, l’éloignement de Milan par rapport aux nouveaux axes commerciaux provoquent l’effondrement des industries citadines à partir du XVIe siècle, l’émigration des hommes et des capitaux vers le Piémont, la France, ou bien vers des régions rurales où naissent quelques manufactures. Essors et déclins alternent en fait: la première moitié du XVIe siècle connaît un véritable chaos, qu’expliquent les ravages de la guerre et de la peste; à ces désordres succède de 1580 à 1620 une phase de prospérité, suivie par un effondrement de l’économie provoqué par des crises internes et la concurrence étrangère. Le XVIIIe siècle voit renaître quelques industries, en particulier les tissages et la fabrication des futaines. Milan reste cependant à l’écart des routes du trafic international et la politique autrichienne freine le développement industriel. Comme le remarque alors Arthur Young, la Lombardie reste un pays agricole.Sous ces dominations étrangères, l’éclat des lettres et des arts n’en reste pas moins remarquable. Bramante et Vinci viennent travailler à Milan. Saint Charles Borromée (1538-1584) y répand les réformes tridentines en créant des séminaires et des collèges et en défendant la foi par ses nombreux écrits. Frédéric Borromée fonde la bibliothèque et la pinacothèque Ambrosiennes. Le XVIIIe siècle brille par les études historiques (L. A. Muratori) et économiques. Celles-ci sont le fruit des idées nouvelles qui provoquent les réformes de la fin du siècle, mais ouvrent aussi l’élite milanaise aux influences de la Révolution française.Sous la domination napoléonienne, Milan est la capitale de la République cisalpine, et en 1805 du royaume d’Italie. Le retour des Autrichiens en 1814 ne peut effacer le souvenir de l’expérience unitaire. Le Risorgimento milanais, c’est l’éveil d’une bourgeoisie moyenne, libérale, souhaitant s’affranchir du joug étranger; c’est l’action de patriotes (les carbonari, Silvio Pellico), de toute une ville chassant les Autrichiens au cours de cinq journées de bataille (18-23 mars 1848), dès que les tumultes révolutionnaires éveillent les espoirs d’unité. L’échec du mouvement redonne le Milanais à l’Autriche qui s’y maintient jusqu’en 1859.À cette date, Milan, libérée par les troupes franco-piémontaises, est annexée par le Piémont et devient la métropole économique de l’Italie unifiée, non sans souffrir, particulièrement sous F. Crispi (1896), du centralisme romain.
Encyclopédie Universelle. 2012.